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Esthétique de la rencontre L’énigme de l’art contemporain

 

Offert par mon père après mon diplôme de master aux beaux-art de Caen, j’ai découvert avec appétence ce livre et partage avec vous l’envie de le poser sur nos tables de chevet.
Pourquoi lire cet ouvrage en tant qu’artiste m’a fait relativiser mon travail, pourquoi est-il important de le lire aujourd’hui ? Que vous soyez artiste, étudiant·e ou curieux·se de l’art contemporain cette lecture est complète, frappante et juste.

Le domaine de l’art est une bulle en soi, dès l’école chacun·e est entouré·e, protégé·e dans ce monde d’entre-soi. Mais sortons des galeries, des musées, des vernissages débordants et des poignées de mains entre riches collectionneurs. À qui s’adressent nos œuvres ? Comment donner accès à notre réflexion aux publics divers et variés que constituent nos sociétés ?

C’est là qu’interviennent Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual à travers ce livre sorti en 2018. Vous avez peut-être déjà entendu parlé de Morizot, je pense notamment à Sur la piste animale (2018) et Manière d’être vivant : enquête sur la vie à travers nous (2020). Avec sept livres et trois prix littéraires ce maître de conférence a su marquer son époque grâce à son ambition de renouer l’humain avec la nature. Estelle Zong Mengual est quant à elle historienne de l’art, chercheuse et professeure à Sciences Po Paris, elle étudie la notion de collectif au vivant dans le contexte de la crise écologique, auteure de quatre livres dont Apprendre à voir en 2021. Ensemble ils ont réuni leur intérêt pour l’art et l’importance à la sensibilité vers les autres, le monde des vivants et spécifiquement dans Esthétique de la rencontre la sensibilité de l’art vers les visiteurs : la rencontre. Car la rencontre plus que la proximité met en lien deux êtres, spectateur et œuvre, disponibles à l’autre et susceptibles d’être transformés à travers l’autre.

Le livre débute sur ce sentiment qui a pu nous arriver à tou·tes « Soit une exposition d’art contemporain. Nous avons passé les portes. Nous avons arpenté chaque salle, observé chaque œuvre, lu chaque cartel. Nous avons passé du temps entre ces murs. Pourtant il ne s’est rien passé. Nous avons le sentiment d’avoir été laissé dehors. ». L’ouverture marque le ton : celui d’une « indisponibilité des œuvres ». Nous sommes donc inchangés et cette expérience est récurrente. Nathalie Heinich ressentait la même chose dans Face à l’art contemporain « je n’ai rien vu, rien compris, rien saisi parce que ce qui est à voir ce n’est pas l’objet mais ce qui a présidé à sa présence en ce lieu. »

La première partie du livre va reprendre les origines de cette inaction. Ces réflexions amènent à comprendre que « la tentation de l’art contemporain » renommée « t.a.c » n’est pas dû à un manque de culture des visiteurs, ou même d’une volonté de les tenir à l’écart mais plutôt comme l’essence de la t.a.c : un repli sur soi « ce qui est nouveau, c’est que la dimension réflective devienne une fin en soi. ».

Dans la deuxième partie du livre, Baptiste et Estelle contextualisent la t.a.c pour comprendre en quoi ce besoin de se rétracter sur soi. La réponse passerait par la dimension digestive de l’art. Comme tout l’ensemble des produits dans la société au 20e et 21e siècle « l’industrie culturelle valorise les produits digérables, et les usagers généralisent le mode de réception digestif à l’ensemble de la production artistique. » Ainsi les artistes ont décidés pour se tenir à l’écart de cette société de consommation de se rendre indisponibles « pour ne pas être digérable, ils se sont rendus absolument indigestes. ». Contrer la société affamée et insatiable en créant des œuvres non consommables comme résistance.

Mais cette recherche d’être absolument non digérable n’amène-t-elle pas au paroxysme de n’être même plus rencontrable ? À force de chercher à s’éloigner du mode de consommation l’art contemporain ne creuse-t-il pas sa tombe en restant imperméable à toute rencontre avec les publics ? C’est l’impasse pour les œuvres digérables et celles qui refusent toute rencontre car

« rien ne se passe. »
La t.a.c n’est malgré tout pas destinée à rester morne et seule. Les auteur·es trouvent la condition qu’il faut pour créer la rencontre : le pouvoir effectif individuant de l’art. « il y a rencontre à chaque fois qu’il y a mise en tension entre une singularité dans l’œuvre et l’irrésolu dans l’individu : tension de forme susceptible de résolution par la rencontre même. ». Pour mieux comprendre cette mise en tension ils la comparent à une rencontre amoureuse « la rencontre avec une œuvre,

une grande idée, une lutte, une cause peut produire le même effet : elle invente des nécessités dont on se demande comment on a fait pour s’en passer tous ces jours passés. »
Pour conclure leur essai sur la rencontre dans la t.a.c Baptiste Morizot et Estelle Zong Mengual nous rappellent que l’art devrait être « pensé comme puissance de rencontres individuantes car il constitue probablement une réponse à la mesure de cet crise de la sensibilité. » Car notre société vit un appauvrissement de ce que l’on sent, perçoit, comprend et tisse à l’égard du vivant. 


À travers la justesse de leurs mots et la vulgarisation de l’art contemporain Esthétique de la rencontre est un livre qui cherche à renouer l’art les publics et le sensible. Celui qui piste l’invisible et celle qui voit réellement ont écrit un livre qui parle à tou·tes. J’espère avoir donné l’envie de prendre ce livre, de le conseiller, pour tenter d’offrir autour de vous la vision d’un art multiple et ouvert aux rencontres.

Aller plus loin

Podcast Comment critiquer l’art contemporain ? https://www.franceculture.fr/emissions/la-suite-dans-les-idees/comment-critiquer-lart- contemporain

Podcast L’affinité avec l’art contemporain est-elle possible ? https://www.franceculture.fr/emissions/le-journal-de-la-philo/laffinite-avec-lart-contemporain-est- elle-possible

Podcast Apprendre à voir de Estelle Zong Mengual https://www.franceculture.fr/emissions/lart-est-la-matiere/apprendre-a-voir

Podcast Baptiste Morizot sur la piste du vivant https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/profession- philosophe-68100-baptiste-morizot-sur-la-piste-du-vivant

Livres cités

Morizot Baptiste. Sur la piste animale. Acte Sud. 2021.
Estelle Zong Mengual. Apprendre à voir. Acte sud. 2021.
Morizot Baptiste. Manière d’être vivant. Acte Sud. 2020.
Morizot Baptiste et Estelle Zong Mengual. Esthétique de la rencontre. Seuil. 2018. Heinich Nathalie. Face à l’art contemporain. L’échoppe. 2003.